Delphes dans la période ottomane

Delphes a suivi l’histoire de la Phocide, avec des changements successifs de souverains durant l’occupation latine et jusqu’en 1410, quand les Ottomans ont consolidé leur pouvoir dans la région. Le site lui-même est resté presque inhabité pendant des siècles, alors qu’il parait qu’une des premières constructions de l’ère moderne fut le monastère de Panagia, érigé sur les ruines du gymnase antique. Un noyau résidentiel fut créé graduellement et il s’est évolué au village de Kastri.

La mention de Cyriaque d’Ancône

Le premier ‘périégète’ à décrire les antiquités delphiques encore visibles et à nous léguer une rare image du site durant une période relativement inconnue fut Cyriaque d’Ancône (ou Ciriaco de Pizzicoli). Il s’agit d’un personnage brillant, un véritable représentant de l’humanisme de la Renaissance. Il a commencé sa carrière en tant que commerçant, toutefois les antiquités qu’il rencontrait durant ses voyages l’ont profondément touché. Le résultat fut qu’il a apprit le grec ancien et le latin à un âge avancé, quand il avait 30 ans, et par la suite il s’est livré à une série de voyages visant à l’exploration archéologique et la documentation, en même temps que des différentes missions diplomatiques, surtout auprès de la cour ottomane. Cyriaque a visité Delphes en mars de 1436, dans le cadre d’un voyage plus étendu en Grèce et dans la Méditerranée orientale et, guidé par la description de Pausanias, il y est resté pendant six jours, documentant les vestiges archéologiques. C’est à Cyriaque que nous devons les descriptions du théâtre et du stade, ainsi que des nombreuses sculptures visibles. De plus, sa contribution dans le domaine de l’épigraphie fut considérable, car il a documenté nombre d’inscriptions. Certes, ses identifications ne furent pas toujours correctes: le bâtiment circulaire qu’il a décrit comme le temple d’Apollon, par exemple, n’était que les deux demi-cercles de la base de l'offrande des Argiens...

Les informations sur les deux siècles ayant suivi la domination ottomane sont relativement maigres et confuses. Sous le nom de Kastri, Delphes se soumettent au kaza de Salona (Amphissa). Nous connaissons que le tremblement de terre catastrophique de 1580, qui a infligé toute la région d’Amphissa, a provoqué des grands dégâts sur les antiquités qui étaient visibles jusqu’à cette époque.

Les périégètes étrangers

Nos informations sur Delphes dans la période ottomane se multiplient avec les périégètes qui les visitent. Tout comme dans l’antiquité, une route qui passait de Delphes reliait l’ouest avec l’est de la Grèce. Des nombreux périégètes débarquaient à Itéa ou à Naupacte et par la suite faisaient cette route, aidés par des bêtes de somme. A partir du milieu du XVIIème siècle ces visites se multiplient, car la mode des voyages et de l’amour pour les antiquités se propageait en Europe. Parmi les premiers visiteurs Européens de Delphes (au moins ceux qui sont connus) étaient George Wheler et Jacob Spon, qui ont visité la région en janvier 1676. Le premier édifice à attirer leur attention, comme celle de nombreux visiteurs subséquents, fut le monastère de Panagia, construit à la dite “Marmaria”, juste par-dessus du gymnase antique. Il s’agissait d’une dépendance du Monastère de Jérusalem à Dauleia en Béotie et il y existait jusqu’aux années 1890, quand il fut démoli lors de la “Grande Fouille”. Ce monastère recevait nombre des périégètes, dont la plupart parlent du bon vin offert par les moines qui suivaient une vie frugale.

Richard Chandler, professeur à Oxford et expert d’épigraphie renommé, accompagné par l’architecte et dessinateur Nicholas Revett et par le peintre William Pars sont passés par Delphes en 1766. Leur mission fut financée par l’illustre Société des Dilettanti, qui cultivait de manière systématique l’intérêt pour les antiquités gréco-romaines dans la Grande-Bretagne. Leurs études furent publiées en 1769 sous le titre “IonianAntiquities”, suivi par une collection d’inscriptions et de deux descriptions de voyage, une sur l’Asie Mineure (1774) et une sur la Grèce (1775). A part les antiquités documentées, l’équipe britannique a également préservé quelques descriptions animées sur la vie quotidienne àKastri, particulièrement la visite d’une équipe de Turcs-Albanais qui opéraient en tant que gardiens des routes montagnards et qui ont laissé une impression fort négative aux Bretons avec leur conduite “brute” et “barbare”.

En 1805 E. Dodwell a visité Delphes, accompagné du peintre habile Simone Pomardi. Ses descriptions sont simples mais précises, tout comme les gravures exceptionnelles de Pomardi qui ont orné son livre, publié en 1821. A part des antiquités, Dodwell a également décrit des scènes de la vie quotidienne, comme un dîner inoubliable au village Chrisso, ou l’hospitalité du prêtre de Kastri, dans une maison à une chambre sans ventilation pour les fumées du foyer, où toute la famille vivait ensemble.

Un site tant connu à l’Occident que Delphes ne pourrait pas manquer de l’itinéraire du grand philhellène Lord Byron, qui a visité la région en 1809. Byron était accompagné de son ami John Cam Hobhouse. Cette visite a inspiré au poète, parmi bien d’autres, les vers suivants:

Or, là j’ai marché près du ruisseau,
Oui! J’ai soupiré sur le sanctuaire déserté de Delphes,
où tout est immobile sauf la fontaine faible.


En même temps, il n’a pas pu ignorer les inscriptions des autres voyageurs gravées sur les colonnes antiques qui se trouvaient en second usage au monastère de Panagia ; entre elles, il a observé l’inscription du Compte d’Aberdeen, que Byron critiquait, tout comme Elgin, de l’amputation et du vol d’antiquités. Son horreur pour les actes damnables de ses compatriotes ne l’a pas toutefois empêché de laisser sa signature sur le marbre de la même colonne, qui se trouve aujourd’hui au gymnase de Delphes.

Les premières décennies de l’état hellénique

Après l’établissement de l’état hellénique, le soin pour les antiquités fut immédiat dans tout le territoire. Des nombreuses sculptures qui se trouvaient au site de Delphes ont été transportés initialement à Egine, au musée archéologique que Kapodistrias venait d’inaugurer. Toutefois, des nombreuses voix demandaient la création d’un musée dans la région elle-même. Le projet pour la fouille de tout le site existait déjà depuis la décennie de 1860, or les finances limitées de l’état grec le rendaient presque impossible. Dans l’entre-temps, les périégètes poursuivaient sans cesse leurs visites durant tout le 19ème siècle. Parmi eux se trouvait le poète et romancier Gustave Flaubert, qui a visité le site en 1851. Ce courant renforcé des visiteurs et des chercheurs d’histoire pourrait être un des motifs ayant mené à l’accord entre l’état hellénique et l’état français pour l’expropriation du village de Kastri, le transfert des maisons dans un autre endroit et l’exécution de la plus grande fouille entreprise sur le territoire hellénique jusqu’à ce moment-là.  

Texte: Dr. Aphrodite Kamara, Historienne
Traduction: Dr. Marioanna Louka, Archéologue-traductrice